Tout commence par une malle sans fond, la seule où tout peut rentrer : les yeux.
Quand elle les a ouverts, ceux de Regina se sont remplis de vélos. Les yeux de Regina, baptisée ainsi par sa mère en l'honneur de sa grand-mère, et ceux de Markel et d'Oinatz, ses deux frères aînés. Et par ce tunnel infini, les yeux, ils ont tout absorbé. Les enfants sont comme ça. Des éponges. Ils recueillent et gardent tout ce qu'ils voient. Et ce qu'ils entendent. Chez Markel, Oinatz et Regina, on parle de cyclisme comme de la météo ; maintenant et l'instant d'après. Et le vélo est un ustensile de plus de la maison. Plus commun que le balai ; plus utile que le chauffe-eau. Pas moyen de faire descendre Regina de son vélo. Il est son ours en peluche. Son ami. Ils se sont connus à l'âge de deux ans et maintenant, à l'âge de quatre grandes années, finies les roulettes, et à la merci de son sens de l'équilibre, elle descend de Gatika à Mungia (5 kilomètres) avec ses parents pour aller acheter le pain. Ou elle va à l'école chaque matin en protestant, comme ses frères, car nous sommes en hiver et l'air froid lui fait mal aux mains et au visage. Les lamentations ne servent à rien. Ils pédalent jusqu'en classe. Parfois Joane, leur mère, auparavant Somarriba, la grande cycliste basque, une légende qui a gagné un Mondial, trois Tours, deux Giros et bien d'autres choses, veut lui raconter avec sa douce voix de sirène ce que l'on ressent en pédalant là-haut dans les montagnes, dans les Pyrénées ou dans les Alpes ; lui expliquer que là est le bonheur ou ce qui l'a rendue heureuse et a rendu heureux son père, Ramontxu González Arrieta, également cycliste, grimpeur, gagnant d'une Classique des Alpes et coéquipier d'Indurain lors des Tours dorés de la première moitié des années 90. Mais ils ne lui racontent pas. Ils préfèrent qu'elle le voit elle-même. Et ainsi ses yeux se remplissent de vélos.
“Comme pour moi”, se souvient Joane, qui garde l'image d'une gosse à un tournant de la route qui monte de Bermeo à Sollube pendant, lui semble-t-il, une Vuelta des années 70. Cette gosse, c'était elle. Son père, qui était marin et qui passait de longues périodes en mer, l'y avait emmenée pour voir les cyclistes. Quand il revenait, on aurait dit qu'une vague avait ouvert la porte de la maison pour l'inonder de cyclisme. “Papa était un passionné de cyclisme et cette passion il nous l'a transmise parce que c'était ce que nous voyions à la maison et ce dont on parlait”. C'était l'époque de la Vuelta en mai, “des défis avec le vélo à l'école en essayant d'imiter Merckx, Marino, Hinault…”, se souvient Joane. L'âge aussi des découvertes, des aventures comme celle de monter sur un vélomoteur avec sa sœur pour aller voir ensemble le Tour du Pays basque et revenir ensuite sous la pluie, trempées jusqu'aux os. À la maison les attendait un autre orage, le savon de maman. Et la punition. À votre chambre ! Mais elles y allaient contentes. Cette nuit-là, elles rêvaient de vélos et de cyclistes.
“C'est ce qui se passait en Euskadi : il y avait une telle tradition cycliste qu'on en héritait comme de quelque chose de génétique”, raconte Somarriba ; “la passion du cyclisme, ici, naît de voir et d'entendre. Et avec la passion on héritait du respect du cycliste, de l'admiration pour ces gens endurants qui se sacrifiaient tant pour un sport aussi dur que celui-là”.
Elle les a connus elle aussi plus tard, la dureté du cyclisme et le respect professé au cycliste, car elle s'est sentie admirée et aimée par une foule d'aficionados qui non seulement l'ont idolâtrée comme reine du Tour, mais l'ont aussi aimée. “Je me souviens du Tourmalet plein de fans, de gens de chez moi, et de comment, alors que j'étais crevée, sans forces, cette vision me faisait revivre et me poussait à souffrir encore plus”. Et ce qu'elle raconte, c'est aussi ce que répètent toujours les cyclistes. Un bord de route vide déprime autant qu'une multitude de regards passionnés encourage et motive. Le peloton tout entier du Tour 2001 le disait à Somarriba. Cette édition de la course française débuta à Bilbao. “Ç'a été quelque chose d'inoubliable, excessif”. Les routes se peuplèrent de foules de passionnés. “Jamais avant, ni après, je n'ai vu tant de gens pour une course de filles. Et ce n'est pas moi seulement qui le dit, toutes les camarades de ce peloton hallucinaient de ce qu'elles voyaient, avec la splendide ambiance et le plaisir gratifiant de voir que les gens m'encourageaient – Joane était l'héroïne qui défendait le trône du Tour et elle le faisait en partant de chez elle, un début rêvé – mais pas seulement moi, toutes, de la première à la dernière, avec la même intensité”.
LA TRADITION
Le père d'Antón Barrutia (Iurreta, 1933) avait voulu lui ouvrir les yeux. “Avec un vaurien à la maison ça suffit”, lui répondit-il quand il lui annonça qu'il voulait être cycliste, comme son frère Cosme. Antón avait 16 ans, il avait commencé à travailler à la carrière et il gagnait 2 500 pesetas, le double que son père. Le cyclisme, lui disait-il pour le convaincre, ce n'était que souffrance et douleur, et la faim. Mais rien n'y faisait. La passion ne sait pas écouter. “Et c'était sa faute à lui, à mon père, qui était toujours en train de parler de cyclisme, de Fede Ezquerra, d'Agirrezabal, de Mancisidor. Et aussi de mon frère, qui faisait déjà du vélo. De l'un, j'ai hérité la passion, et de l'autre, l'envie de le suivre”. À l'époque, les années 30 de la Guerre Civile, et les années 40 de l'après-guerre, le cyclisme ne se voyait pas mais s'écoutait. “Nous allions à la seule radio qu'il y avait dans le village écouter ce qui se passait pendant la Vuelta. Nous nous serrions fortement les mains et nous collions l'oreille à l'appareil quand ils racontaient l'arrivée et nous rêvions en pensant comment ce serait de voir tout ça et de voir les cyclistes que nous admirions, non pas parce que nous les considérions comme des héros, mais pour leur noblesse, parce qu'ils pratiquaient un sport dur, dans lequel on souffre beaucoup en s'entraînant avec la chaleur, avec le froid, dans toutes les conditions”. Antón Barrutia travaillait le matin en chargeant des briques à la carrière et, l'après-midi, il prenait son vélo et s'en allait voir la Bicicleta Eibarresa ou la Montée à Arrate. “Beaucoup de gens y allaient, plus que maintenant, beaucoup plus. Et pourtant on y allait à pied, avec le casse-croûte et la bouteille de vin parce qu'à cette époque c'était la seule façon d'y aller. La popularité du cyclisme était incroyable. Pourquoi ? Parce qu'il y avait de bons coureurs, Ezquerra, Langarica et tous les autres, et il y en a toujours eu. C'est ce qui attirait les gens aux courses, et il y en avait beaucoup, comme la Vuelta, la Bicicleta Eibarresa, Arrate ou un Grand Prix d'Ondarroa dont je me souviens de l'époque où j'étais cycliste ; et ceux d'ailleurs, Mascaró, Company, Poblet, Serra, Masip et les autres étaient impressionnés par l'ambiance et la façon d'encourager des gens, car bien sûr ils nous préféraient nous, ceux de la maison, mais ils applaudissaient tout le monde”. Et ça se passait comme ça, dit Barrutia, jusqu'à l'affrontement entre Loroño et Bahamontes, un tournant du cyclisme espagnol. “Le public se divisa”, se souvient-il. C'était un combat entre la classe d'un cycliste “un peu fou” et la ténacité de Loroño, “qui était un dur, qui s'accrochait à la roue en se disant : ‘Tu ne me lâches pas, tu ne me lâches pas’”. Cet affrontement passionna les gens, mais il dépassa aussi le cadre sportif. Lorsque Dalmacio Langarica écarta Loroño de l'équipe du Tour 59 pour que Bahamontes soit le seul leader, on cassa les vitrines du magasin de vélos que le sélectionneur espagnol d'alors avait à Bilbao et on insultait sa femme quand elle se promenait dans la rue.
“Mais moi j'étais toujours bien reçu au Pays basque”, disait un Bahamontes reconnaissant. “La passion qu'il y avait là-bas était incroyable et j'en avais entendu parler avant de la connaître. Dans les courses, surtout à la Montée à Arrate, la foule était telle que c'est difficile à imaginer. Les gens venaient de partout, d'Eibar, de San Sebastián, de Bilbao… Et ils m'aimaient. Feu Juanito Txoko (âme et fondateur de l'épreuve) m'appela une fois que je n'allais pas courir parce que j'étais alité pour me dire qu'il fallait venir, que c'était moi qui remplissait la montée de public”. “Le public, ce qu'il a toujours aimé, c'est le spectacle”, corrobore Barrutia ; “et Bahamontes et bien d'autres de l'époque ou d'avant, l'assurait. C'est ce que les gens admiraient et appréciaient. C'est pour cela que les routes se remplissaient de public”.
“Nous allons courir au Pays basque”, dit un jour à Pedro Delgado (Segovia, 1960) son directeur du Moliner quand il n'était encore qu'un juvénile. Ils y allèrent et en revinrent sans courir, mécontents et même fâchés. “C'est ainsi que ma première impression fut désagréable. Je suis rentré à la maison en tempêtant contre ces Basques qui ne nous laissaient pas courir”, se souvient Delgado, dont les yeux d'enfant étaient pleins de vélos et de paysages de Castille, de champs secs et vides jusqu'où portait le regard, c'est-à-dire plus ou moins l'horizon. “Nous courions seuls, sans public, sauf si quelqu'un était là par hasard”, raconte-t-il. “On dit, et c'est vrai, que le meilleur public d'Espagne est au Pays basque. Je m'en suis rendu compte la deuxième fois que j'y suis allé car cette fois j'ai pu participer. Habitué à courir sans public, j'ai été impressionné par la foule qu'il y avait sur le bord de la route, dans les cols, au départ ou à l'arrivée. Je n'avais jamais vu ça. Et ensuite j'ai pu constater que c'était toujours pareil. Que quelle que soit la catégorie de la course, il y avait du public, beaucoup, et pas n'importe quel public, mais un public averti et critique qui savait et qui comprenait, qui connaissait les coureurs, tous, les consacrés, les jeunes, les gamins, et que quand il te reprochait quelque chose, il le faisait avec des arguments. Quand ils te parlent comme ça, tu sais que tu as en face de toi un interlocuteur valide, même s'il est critique avec toi, et que tu peux avoir une conversation sur le cyclisme”, réfléchit Delgado, qui coïncida, comme Bahamontes avec Loroño, à son époque, les années 80, et dans le même cadre, la montagne, avec Marino Lejarreta, le coureur qui fut encore plus grand que son spectaculaire palmarès.
Le public l'adorait. “Les gens appréciaient le spectacle”, conclut Delgado. Et Marino était tout un spectacle. Une merveille de cycliste qui perdait des courses et qui gagnait des adeptes, des admirateurs, des fidèles. Il courait avec le cœur. Il le laissait parler, le laissait s'exprimer, afin qu'il se sente libre pour attaquer et perdre, qui revenait à gagner. Sur le podium, tant de fois deuxième, les honneurs du public, l'admiration et les applaudissements étaient pour lui. “Mais en même temps, à nous qui étions ses rivaux, ils nous remerciaient et appréciaient que nous lui donnions ce qu'il voulait : du spectacle. Moi, je me suis toujours senti aimé au Pays basque. Et des coureurs comme Belda qui se laissait la peau sur le vélo, aussi. C'était ce qu'ils demandaient”, souligne Delgado.
Marino, généreux dans l'effort cycliste mais en même temps proche, humain, un type normal, en chair et en os, que l'on pouvait toucher, avec lequel on pouvait parler naturellement si on le croisait dans la rue, incarnait tout ce qu'admire l'aficionado basque et que résume Jean Marie Leblanc, directeur du Tour de France de 1989 à 2005, quand il dit que le cyclisme est un sport “que les Basques adorent parce qu'il symbolise peut-être les valeurs qui ont forgé leur caractère comme peuple : le courage, la persévérance, l'audace, la noblesse…”. Tels sont les cyclistes pour l'aficionado basque, indépendamment du maillot, du nom ou du drapeau. C'est pour cela qu'il les admire. “Ils sont justes et passionnés”, remarquait Jens Voigt dans une lettre de remerciement ; “ils sont loyaux. Peu importe qu'il fasse 5 degrés avec de la neige, de la pluie ou le soleil en été, ils sont toujours prêts à donner un coup de main quand tu souffres. Ils t'encouragent de la même façon que tu sois le meilleur cycliste du monde ou que tu ailles dans le peloton”.
C'est ce qu'a symbolisé, plus peut-être qu'à aucun autre moment, la victoire de Roberto Laiseka à Luz Ardiden lors du Tour 2001. “Je me rappelle peu de victoires d'étape dans lesquelles le suspense et le symbolisme aient été tant intenses”, évoque Leblanc de ce jour où les Pyrénées virèrent soudain à l'orange, la couleur qui identifie depuis le cyclisme basque comme un phénomène social incomparable. “Un boom”, analyse Delgado; “une grande idée qui faisait que l'on reconnaissait les Basques dans les courses, mais qui ne doit pas laisser l'impression que l'aficionado basque est né à ce moment. Le cyclisme au Pays basque a toujours passionné les gens”. Dès le berceau.
Certains disent même que le Pays basque est le berceau du cyclisme espagnol. Que la Vuelta est née ici. Comme quelques-unes des meilleures équipes : la légendaire Kas ou la Fagor. Que les coureurs, les meilleurs, tous, d'ici et d'ailleurs, de la Méditerranée ou des terres de Castille, voyageaient enfants vers le Nord pour devenir cyclistes, une émigration forcée. L'Université. C'est ce chemin qu'a emprunté Delgado. Et comme lui, bien d'autres : Mancebo, Sastre, Joaquim Rodríguez, Contador… Tous. Ou presque.
Paulino n'est personne. Seulement un retraité qui laisse passer les jours sous le ciel de Castille, où il est né, après avoir émigré en Euskadi dans les années 50, la dure après-guerre, non pas pour être cycliste, mais en quête de travail. Il le trouva dans une usine de Mondragón. Et c'est là qu'il est resté pour la voir : la montée à Arrate, les gens massés au bord de la route en train d'attendre avec enthousiasme une image sublime. Antón Barrutia dit qu'une part, et une grande part, de cette passion s'est perdue, que ce n'est plus la même chose. Et Delgado remarque que chaque fois qu'une course est programmée à la télévision, l'audience au Pays basque grimpe de façon spectaculaire. Paulino ne veut entendre ni une chose ni l'autre. Il se souvient de Bahamontes et de Loroño, bien sûr, et, en riant, de Sagarduy, “qui était collé à la roue des autres”. Il dit qu'avec ce qu'ont vu ses petits yeux personne ne peut lui en conter. Entretemps, Regina descend avec ses parents acheter le pain à Mungia en vélo. Et ainsi, ses yeux se remplissent peu à peu.